[PV Arsiesys] Protéger sa "famille".

Apparemment, le Divum Legi était pour l'instant introuvable. Enfin, non; ses membres les plus bas ne l'étaient aucunement. C'étaient Casey Rowen, Arsiesys ou Stilgard quelque chose que l'artiste souhaitait trouver. En d'autres termes, les hautes sphères de l'organisation mercenaire la plus réputée de Syren. Leur identité avait été divulguée par Veith après des événements très spéciaux, ce qui servait à merveille les plans de Spade. Ce qu'il souhaitait demander au Divum Legi ne relevait aucunement de la compétence de sous-fifres sans expérience.

Il lui fallait attendre. La tempête s'était calmée, permettant d'y voir un peu plus clair. Dans le vaisseau, chacun s'affairait à mettre en place la représentation à venir. En effet, la Nation des Fous s'était posée à la bordure de la ville; elle n'était pas loin de la civilisation, mais les étendues enneigées situées de l'autre côté du port n'étaient pas sûres, et un danger pouvait venir de là. Pour cette raison, les membres de la troupe les mieux habitués à se battre avaient été placés tout autour de l'insolite navire, prêts à intervenir si un trouble-fête décidait de mettre la pagaille dans leurs préparatifs. Les nuits se passaient toujours ainsi.

Spade s'était assis sur la rambarde située à tribord, c'est-à-dire directement dos à Ragnarok. Son absence d'yeux aurait pu le rendre inutile; au contraire, il était la meilleure vigie du groupe. Interrogeant constamment les courants de mana, reconnaissant leur type, il avait une idée précise de la topographie, comme s'il distinguait des formes alentour sans pour autant connaître leur apparence. Une sorte de radar naturel, en quelque sorte. Une trentaine d'années d'entraînement l'avaient rodé à cet exercice somme toute pas si difficile. Combiné à ses autres sens, surdéveloppés en guise de compensation, ce talent manifeste était un précieux atout.

D'ailleurs, quelques dizaines de mètres en avant, il distingua nettement une chose vivante s'approcher. Sa chaleur tranchait avec la mana glaciale qui s'échappait des vastes champs de neige. Sautant de son perchoir, Spade attrapa une massue dans chaque main, prêt à riposter si cela s'avérait nécessaire. Lui vivant, personne ne toucherait à ceux qu'il considérait comme sa famille...

La créature s'approcha encore un peu de lui, avant de s'immobiliser. Sa silhouette était clairement humaine, et sa voix, lorsqu'elle décida de s'adresser à Spade, l'était tout autant.

Trop tard: l'homme avait déjà foncé droit devant. Un tel empressement au combat ne pouvait signifier qu'une chose: l'adversaire de l'acrobate était membre de l'ordre des Néphilims, êtres prêts à tout afin d'ajouter une nouvelle victoire à leur palmarès. L'inculte avait dû confondre ses accessoires de jongleur avec de véritables armes contondantes... La poisse!

Désormais contraint au combat, Spade fit de même. Un poignard s'abattit dans la neige, non loin devant lui; il s'arrêta brusquement et, réagissant à ce signal, abattit violemment ses accessoires de bois au sol, verticalement. Quelques mètres plus loin, des échardes de glace se dressèrent sous le Néphilim, qui se décala assez tôt pour ne pas être blessé. A nouveau, il répliqua à l'aide d'un poignard, qui siffla aux oreilles de l'acrobate comme une rafale de vent. Décidément, il tenait à l'agresser de loin; il fallait avouer que l'intrus était relativement habile. La tâche serait moins aisée que contre l'autre Singam-Vellai à deux sous. Il tenta donc de répliquer selon les mêmes procédés que lui: envoyant l'une de ses massues vers son crâne, de toutes ses forces, il accéléra celle-ci grâce à un sort de vent qui la propulsa littéralement en avant. Malheureusement, elle passa quelque peu à gauche du Néphilim, qui n'eut pas même à bouger.

Si son adversaire ne désirait pas avancer, alors Spade serait bien obligé de s'y coller à un moment ou à un autre. Il déploya donc ses ailes et fila vers l'avant, sa main droite cherchant ses bolas à sa ceinture. Entre-temps, une lame pénétra douloureusement son épaule, mais il n'y fit que peu attention; pour l'heure, il était concentré sur son assaut. Une fois muni du duo de chaînes, il les fit tournoyer, une de chaque côté de son corps, et elles s'enflammèrent magiquement alors qu'elles filaient vers le Néphilim. Désarçonné par une manoeuvre si imprévisible, celui-ci tenta de jeter une salve de couteaux, mais trop tard. L'une des lourdes sphères de métal enflammées percuta son épaule, lui arrachant un cri et déviant un tir qui aurait autrement pu s'avérer létal. Tout de suite après, l'autre boule s'abattit sur son thorax dans un craquement sec. Le combattant tenta de reculer; Spade suivit le déplacement, sans le lâcher d'une semelle. Finalement, la première bolas revint à la charge, venant cueillir son crâne d'un mouvement vertical fort gracieux. La suite d'anneaux et de loopings rougeâtres, brillant dans la nuit noire, s'interrompit alors tandis que le Néphilim s'étalait de tout son long dans la neige, du sang écarlate coulant de la plaie béante que l'on devinait sous son cuir chevelu.

Spade l'attrapa par les pieds et le traîna jusqu'à la Nation des Fous. Une fois arrivé, il le confia à celui qui tenait le rôle d'Homme le plus Fort du Monde - celui que chacun surnommait Musclor et qui faisait des petits caniches en barres de fer aussi aisément que les clowns avec leurs ballons -, lui disant de l'amener en ville et de le jeter, comme un vieux sac, à un endroit où il serait trouvé. Et, tandis que son compagnon s'exécutait, Spade reprit son poste et recommença à surveiller les environs. Car une autre personne s'approchait déjà, étonnante source de mana qui rendait plus ardue la perception des alentours de l'acrobate. Qu'était-ce donc que ce truc?

La nouvelle avait circulé en ville comme une trainée de poudre. Un cirque itinérant avait fait halte en bordure de Ragnarok, et tous s'étaient pressés pour aller voir de quoi il retournait. Ce type de divertissement n'était pas courant dans les terres gelées, et avoir l'occasion de varier leurs loisirs en assistant aux représentations de ces artistes de foire ne pouvait que faire du bien aux habitants de tout Midgard tant que la troupe serait là. Il fallait en profiter avant qu'il ne soit trop tard. En bon manipulateur des informations, Arsiesys avait rapidement pris connaissance de cette festivité imprévue et n'avait pu que profiter de ce que des convois aient été organisés pour s'y rendre afin d'être de la partie. Une curiosité candide le tenaillait, et il comptait bien l'assouvir. Tout comme la plupart de ces braves gens, l'historien n'avait jamais pu voir de saltimbanques en plein exercice de leurs fonctions malgré ses incessantes pérégrinations de ces dernières années. C'est pourquoi faire une première rencontre avec ce milieu ne pouvait être qu'instructif, même si cela ne relevait que de sa propre culture et ne serait très certainement d'aucune utilité pour compléter ses archives.

Alors que la plupart des voyageurs avaient Ragnarok pour terminus afin de s'approvisionner pour ne manquer de rien pendant les séances qui les attendaient, l'historien descendit en cours de route en se stabilisant par une habile émanation de mana pour y être plus vite. Un copieux petit déjeuner avait suffi à combler son appétit pour un bon moment et la soif ne serait pas un problème. Inutile de perdre du temps à rallier la forteresse imprenable, donc, et il se mit automatiquement en route vers les coordonnées qu'on lui avait indiqué pour trouver le lieu où le spectacle allait prendre place. Cette désertion de véhicule le ferait arriver avant tout le monde, et ainsi pourrait-il soutirer une excellente place en comparaison des autres qui devraient se contenter de ce qu'il reste. Ce n'était certes pas très équitable, mais son engouement pour l'attraction qui l'attendait inspirait à son esprit une malice enfantine. La doublant de son intelligence d'adulte et d'éminence grise pour couronner le tout, il coule de source que cette ébauche de stratégie n'aurait pu être retenue. Cheminant dans la neige, il ne put s'empêcher de scruter les remparts inébranlables de la ville d'un regard soutenu, l'azur de ses prunelles se rivant aux fortifications faisant la fierté de ceux se terrant derrière sa protection.

Sans plus s'y attarder, l'archer de mana pressa le pas jusqu'à discerner une structure qui ne pouvait qu'être l'emplacement prévu, ce qui l'émerveilla et le fit pester contre la neige lestant chacun de ses pas à outrance. Si ce décor immaculé était d'une beauté incroyable, on ne pouvait pas en dire autant des inconvénients subséquents à son installation définitive. Le chapiteau, du haut de son immensité, se distinguait du paysage par ses rayures rouges tranchant net avec la clarté laiteuse environnante. Exactement comme les décrivaient les écrits qu'il avait parcourus à ce propos. Étonnamment, personne ne se massait à proximité du navire à bord duquel était érigé le réceptacle des extravagances que leur réservaient les propriétaire. Sans doute tous les habitants de la contrée avaient-ils déjà pu voir en quoi cela consistait... À moins que son stratagème ne l'ait placé trop en avance pour la prochaine représentation ? Impossible d'être fixé sans aide extérieure, et se rendre en ville juste pour cela serait trop long. Aussi se mit-il visuellement en quête de l'un des participants à cet événement pour se renseigner, vite fait, bien fait. Il perçut alors la présence d'une silhouette très visiblement affiliée à l'endroit de par sa tenue aussi fantaisiste que criarde. S'éclaircissant la voix pour se certifier d'être entendu malgré les quelques mètres de hauteur les séparant et l'inattention – apparente – du jeune homme, le métisse lança :

Au fur et à mesure de l'avancée de la source de mana qu'il avait repérée, Spade ne pouvait s'empêcher de se questionner sur sa nature. Quelqu'un qui perturbait autant les flux environnants ne pouvait raisonnablement pas être un humain normal... Du moins, l'acrobate n'en avait encore jamais vu de sa vie. La seule autre solution plausible serait que la blessure faite à son épaule lui avait fait perdre quelque peu sa concentration, même s'il l'avait depuis refermée par magie. Il se décida donc à se saisir de ses massues et commença méthodiquement à jongler sur place. Aux trois accessoires de base, il en ajouta progressivement un, puis deux nouveaux, sans jamais en laisser choir un seul. Un tel exercice l'aidait habituellement à focaliser son attention sur quelque chose de précis, qualité qu'il pouvait ensuite employer à discerner le monde extérieur.

Il était toujours à cette occupation lorsque l'homme qu'il avait perçu plus tôt le héla d'en bas. Il paraissait intéressé par le spectacle à venir... Après un instant de réflexion, Spade décida qu'il n'était peut-être pas très judicieux d'aborder directement le sujet de l'impression qu'il lui faisait dès leur rencontre. Risquer de perdre un client potentiel ne pouvait nécessairement pas être une très bonne nouvelle, et le questionner si ouvertement risquait de le mettre sur la défensive. C'est pourquoi, stoppant simplement son mouvement continu et attrapant une à une les massues qui volaient en arc de cercle, il se laissa finalement choir dans la neige à côté de son interlocuteur, freinant sa chute à l'aide de ses vastes ailes de bronze. Une fois près de lui, il tourna la tête dans sa direction, afin de donner l'impression qu'il s'agissait là d'un réflexe naturel, cachant ainsi l'absence d'yeux que son bandeau ne pouvait laisser deviner.

Il s'immobilisa. Deux silhouettes approchaient du cirque, mais elles provenaient du côté opposé à la ville. Ce qui attisait forcément la méfiance de l'acrobate. Il tira rapidement deux masses de sa ceinture, une dans chaque main, et tenta de déterminer qui étaient les deux intrus. Il était pourtant trop tôt pour le dire... Mais de strictes précautions s'imposaient. D'un air détaché, il souffla quelques mots à Arsiesys.

La déception se lut sur les traits du mage quand on lui annonça que ce pourquoi il était venu de si loin n'était pas encore d'actualité. Cependant, être chagriné restait un bien grand mot pour la sensation mitigée qui naissait au fond de son être, mêlant la frustration, l'impatience et l'interrogation sur ce qui pouvait bien stimuler l'inventivité des propriétaires du vaisseau. Il fallait voir le bon côté des choses : au moins était-il maintenant fixé sur les horaires, en plus d'avoir appris dans la foulée le nom de leur groupe, ce qui pouvait toujours servir. Sa moue d'enfant contrarié fut démantelée aussitôt que le bruissement de la masse neigeuse qu'on remue vint de derrière cependant, et l'archer se mit instantanément sur ses gardes. Ses démêlés avec la faune locale l'avaient accoutumé à se tenir prêt à défendre chèrement sa peau en toutes circonstances, et cet échange avec le blondinet ne ferait pas exception à la règle. Sortir son instrument en un éclair quand le déclic se faisait et le garder caché sous un pan de tissu pour ne pas attirer l'attention si c'était une fausse alerte. Un réflexe de chasseur aguerri, sans nul doute, même si c'était bien éloigné de ses préoccupations premières qu'étaient la collecte d'information et leur tri pour compléter au mieux l'archive qu'on lui avait remis quand le temps de prendre la succession de son maître fut venu.

Faisant volte-face en une fraction de seconde et enchaînant sur un tir non moins fulgurant, la première des deux bêtes fut fauchée en plein front, ses pattes griffues restant en suspens sur ce qui resterait définitivement un début de sort inachevé. Pile quand celui qui semblait tenir le rôle de vigie sur ce navire multifonction annonçait l'arrivée des créatures. En un sens, l'historien était ravi de voir que sa réactivité parvenait à égaler la vue d'un homme haut perché tout d'abord puis dans un meilleur angle sans qu'il ait besoin de voir à son tour, tout en s'admonestant intérieurement sur cette tendance belliqueuse qui le caractérisait lors de ces mouvements digne de celui qui doit chasser pour se sustenter. Rien de très civilisé. Et ne parlons pas de noblesse. Pivotant avec adresse, il rechargea son Artemis pour faire feu sur le second Singam-Vellai. Deux surprises l'attendaient en voyant ce dernier : non seulement il s'agissait du représentant de l'espèce teinté d'un roux flamboyant par les flammes de Veith il y a de cela un bout de temps, mais qui plus est, il était déjà dans un sale état.

Ne pouvant se poser de question avant d'avoir totalement sécurisé la zone pour le bien des gérants de l'animation devant laquelle il se tenait, il amoindrit la frappe et l'envoya percuter l'hybride en plein ventre, ce qui eut pour effet de lui faire prendre ses jambes à son cou. Comme à chaque fois avec ce froussard de bas étage. Alors que sa silhouette tranchant avec la concentration opaline du relief disparaissait dans un miaulement plaintif, l'archiviste se tourna vers son interlocuteur de la minute d'avant, rangeant son équipement dans son néant originel.

Des Singam-Vellai, hein... Peut-être des camarades de celui que Spade avait si violemment mis à terre lors de son arrivée. En tout cas, ils ne feraient pas un pas de plus vivants...

Avec surprise, il s'aperçut que des flux de mana pure transitaient vers l'un des deux monstres. Un instant lui suffit pour reconnaître, de surcroît, le bruit caractéristique de flèches fendant l'air. Ainsi l'homme était un archer puisant dans l'énergie ambiante pour se créer une réserve illimitée de projectiles... Intéressant. Mais lui-même n'était pas en reste, concernant la magie. Il arma son bras droit tandis qu'Arsiesys était occupé, et lança l'une de ses massues vers la créature qui était encore sauve. L'objet décrivit un long vol plané, décrivant une large courbe avant de retomber mollement dans la neige... et de générer brusquement une colonne de flammes tout autour de lui, brûlant légèrement l'infortuné Singam-Vellai dont la fourrure n'était décidément pas près de regagner la couleur blanche qu'elle avait jadis. Profitant de l'occasion, alors qu'il tempêtait sur place, furieux d'avoir été roulé ainsi, Spade ramassa une grosse boule de neige qu'il fit geler totalement, la rendant dure comme l'acier, avant de l'envoyer vers sa cible d'un smash bien senti, sa massue restante faisant office de raquette. La balle improvisée fit mouche et assomma à demi le Singam-Vellai, tandis qu'Arsiesys l'achevait d'un tir bien placé qui le força à prendre la fuite. Satisfait de cette intervention, il alla ramasser son accessoire "explosif", écoutant les interrogations de l'archer de mana. Derrière son bandeau, il haussa un sourcil.

Il partit quelques mètres sur la gauche, avant d'emprunter une petite passerelle qui lui permit de remonter sur le pont de la Nation des Fous. Une fois revenu là-haut, il s'installa à nouveau sur son perchoir, et recommença à jongler comme si de rien n'était.

Arsiesys haussa les épaules pour toute réponse. Jauger son incapacité à voir le style de combat de la vigie comme humiliant pour son statut de tireur, ce n'était pas pour lui. Tort ou raison, qu'importe : il ne se voyait pas comme un pro de la gâchette, aussi habile qu'il soit une fois qu'on lui a mis un arc entre les mains. Son métier ne le vouait pas aux combats incessants et à se préparer à faire face à n'importe quelle péripétie comme celui de Casey, par exemple, et être en mesure de se défendre était déjà plus qu'il n'en faut à ses yeux. Parlant d'yeux, il venait seulement de saisir que son interlocuteur les avait bandés pour une raison obscure. S'agirait-il d'un lanceur de couteaux qui aurait profité de l'occasion pour peaufiner sa visée à l'aveugle plus qu'elle ne l'était déjà ? Simple exercice visant à affuter ses réflexes et ses perceptions en se privant de vue ? Les hypothèses étaient nombreuses, et l'archer de mana avait lui-même du se plier à ce genre d'entrainement durant la formation qui le prépara à devenir héritier du livre autour duquel tournait la totalité de sa fonction si cruciale. Les paroles du blondinet ne furent pas plus claires que ses propres doutes, et il se résolut à ne pas trop en demander. Même après ce travail de concert, il parlait à un parfait inconnu, et se mettre à fureter dans ses affaires serait de mauvais aloi – même si c'était le principe de son métier de fouiller l'envers de chaque détail, certains se devaient d'échapper à son intérêt pour lui refuser l'omniscience. C'est le propre de l'homme que de ne pouvoir tout avoir, et aussi spéciale que soit sa vocation, il n'en était pas moins des leurs... Normalement.

Voir les coulisses, comment cela se passe derrière la scène, ce qui construit la magie du spectacle à venir... Voilà une occupation épanouissante ! Réajustant son habit, chassant quelques plis du revers de la main d'un geste désuet, il grimpa les marches rapidement à la suite de son partenaire d'une seconde. Tout à son ascension, il reprit la parole avant que l'autre ne le fasse, ne pouvant en définitive accepter de ne même pas tenter sa chance pour en apprendre plus sur la pièce de tissu ceignant le crâne du jongleur.

Spade sourit. A vrai dire, il ne connaissait pas grand-monde qui aurait été en mesure de résister à une offre de cette nature. Le cirque était quelque chose qui émerveillait toujours enfants comme adultes... De plus, une chance de voir l'envers du décor laissée à un historien, c'était comme brandir un steak bien juteux sous le museau d'un Fenryl affamé. Se levant en rattrapant ses massues au fur et à mesure qu'elles redescendaient vers la terre ferme, il répondit vaguement à la question d'Arsiesys, l'éludant volontairement alors qu'il scrutait les environs, à la recherche de sa relève.

Il mena l'archer de mana entre les différentes baraques de bois et frappa à la porte du Musclor en question, lieu de vie dont il connaissait parfaitement l'emplacement. Aucune réponse ne lui vint. Il frappa un peu plus fort; rien à nouveau. Il ouvrit la porte pour simplement constater que son collègue était de sortie, et non en proie à quelque maladie l'ayant cloué au lit. Légèrement surpris, mais conscient que le cirque était relativement vaste, il continua son chemin vers le chapiteau, qu'il désigna d'un large geste de la main à l'homme toujours sur ses talons.

Il se figea, semblant tout à coup remarquer un détail. Beaucoup de bruits insolites s'échappaient de l'intérieur du vaste abri destiné à contenir en son sein les prouesses artistiques de la Nation des Fous. Ce n'étaient pas les sons ordinairement produits par les Fenryls de la dresseuse qui en avait fait sa spécialité, ni par les trapèzes du quatuor d'acrobates; non, on aurait plutôt dit une lutte qu'autre chose. Soudainement inquiet, et sans plus se soucier de son "invité", Spade donna une brusque impulsion de ses ailes, se propulsant vers l'avant à une vitesse folle et reposant instinctivement, une nouvelle fois, sa main sur sa batterie de massues de jongle. Et s'il y avait eu une attaque venue d'un autre côté du vaisseau, que le membre de la troupe chargé de la surveillance avait tenté d'endiguer seul malgré un handicap peut-être lié au nombre? Une possibilité à ne pas exclure...

Les Singam-Vellai devaient pulluler dans la région, ce n'était pas possible autrement. À peine en avaient-ils fini avec la première vague qu'une seconde frappait déjà à leur porte. Que ce soit par pur hasard ou dans un but vengeur, leur présence ici n'était pas anodine, et reprendre les armes était une fatalité à laquelle leur tandem éphémère ne pouvait que se plier. Si la reproduction de l'espèce était plus allègre dans les parages, ce n'était pas pour le bien de leur quotient intellectuel qui semblait bien plus bas que celui de certains spécimens croisés à proximité de l'auberge où vivait Arsiesys. Ceux-ci semblaient plus régis par leur instinct que par une réelle raison, une conscience presque humaine comme celle qu'il avait découverte chez les membres de cette ethnie avec lesquels il avait pu brièvement s'entretenir par le passé. Peut-être était-ce là l'effet malsain d'un sortilège destiné à prendre possession de leurs esprits; le savoir ne faisait pas partie de ses facultés. Si charme il y avait, le rompre n'était pas dans ses moyens, et il y avait fort à parier que le jongleur n'en mènerait pas plus large si tel était le cas. Les réexpédier d'où ils venaient en se faisant violence était donc le meilleur moyen d'épargner à ces pauvres hères de faire les frais des noirs desseins du possible envoûteur tirant les ficelles de ces agressions répétées.

Pour avoir pu combattre dos à dos avec le porteur de bandeau sans avoir à craindre que celui-ci ne soit pas à la hauteur, ayant mis en déroute un des semi-lions sans trainer, l'historien était certain de pouvoir repartir sans avoir à se faire de souci pour leur sécurité. Mais tant qu'il était là, à découvrir les lieux avec un émerveillement enfantin pour le fonctionnement de la Nation des Fous, autant participer à la protection de ce lieu de détente abritant tant de magie pour toute la populace. Au nom de tous ceux qui appréciaient de pouvoir oublier leurs tracas en contemplant le spectacle de ces artistes d'un genre différent, c'était la moindre des choses que d'apporter sa mince pierre à l'édifice du bon déroulement des opérations. Pas de trace du dénommé Musclor sur les lieux toutefois; ce dernier semblait avoir eu un empêchement une fois que ce fut à son tour de prendre la relève de la garde. Étrange. Cela dit, ce n'était pas cette anomalie qui allait refroidir le tempérament protecteur du métisse, et un vigoureux tourbillon d'énergie se déploya autour de lui pour accroître sens et réflexe par sa propre force magique.

La combustion interne à laquelle donnait lieu l'emploi de cette arcane était conséquente, mais étant donné la hausse de capacités physiques que cela lui attribuait, il pouvait bien consentir à sacrifier une bonne portion de ses vastes réserves de mana. Un déluge de traits ensorcelés s'abattit, faisant s'abattre une pluie azurée torrentielle sur la couche neigeuse où évoluaient les humanoïdes léonins après avoir causé les turbulences ayant ramené là les deux hommes. Sans plus se préoccuper de ce qu'utilisait le curieux personnage qu'il venait de rencontrer pour venir à bout de celui que ses traits avaient épinglé au sol comme l'on plante une pièce de viande en attendant de la faire cuire sur un feu de camp, l'archer rechargea. Tirer à la volée n'était pas un problème quand la concentration et la magie brute étaient les seuls matériaux dont on ait besoin pour remplir à ras bord un carquois imaginaire... Alors que le sortilège sensé le doper retombait progressivement, emplissant encore l'atmosphère de sa fragrance oppressante, un pas en avant précéda une nouvelle série de trois que conclut son partenaire, achevant la bête dans un rugissement assourdissant. Ces braves animaux pouvaient se reposer, maintenant... Mais à quel prix ?

Bien entendu... Encore des Singam-Vellai. A croire que cette race maudite possédait une haine ancestrale à l'encontre des artistes de cirque. Il fallait bien évidemment que plusieurs de leurs représentants s'introduisent sur le vaisseau pour y mettre la pagaille... Et, à en juger par les bruits produits par leurs pérégrinations, ils s'étaient bien amusés à mettre la pagaille sur leur chemin, d'autant plus que la topographie des lieux avait changé de façon totalement aléatoire et chaotique. Il le ressentait aux courants de mana. Et cela le mettait hors de lui: ils avaient touché à la seule chose à laquelle il tenait.

Une flèche siffla à ses oreilles sans l'atteindre, lui faisant prendre réellement conscience de sa propre situation. D'après l'angle qu'elle avait emprunté, elle provenait de l'adversaire situé sur la gauche... Son manque de talent le domaine de l'archerie lui vaudrait d'être combattu en second. Muni de deux massues, une dans chaque main, Spade prit son compagnon pour cible. Il utilisa pour cela la couche de neige qui couvrait déjà le pont de la Nation des Fous. Il racla violemment le sol de ses deux armes, soulevant une généreuse pelletée de poudreuse qui, en filant vers le Singam-Vellai, se mua en un nuage de petites échardes de glace. Celles-si se fichèrent dans sa chair et ses yeux, lui arrachant un abominable rugissement de souffrance. Pas de pitié pour les importuns. Tandis qu'Arsiesys mitraillait à son tour, criblant l'ennemi de flèches magiques, Spade prit son envol; lorsqu'il fut à quelques mètres de hauteur, il se laissa tomber vers le sol, tout en allongeant l'une de ses massues de plusieurs mètres en y formant un long cylindre de glace. L'extrémité de celui-ci, forte d'un poids conséquent et de la vitesse acquise par sa chute, fracassa littéralement le crâne de la créature épéiste, répandant son sang sur la neige fraîche.

A cet instant, l'acrobate sentit quelque chose traverser la chair de sa cuisse gauche. Une flèche. Apparemment, l'archer s'était repris, et agissait désormais avec une précision bien plus conséquente. Autant en finir rapidement, avant qu'il ne l'abatte... Tandis qu'Arsiesys, à nouveau, tirait comme un forcené, Spade ramassa deux boules de neige, qu'il fit durcir pour obtenir de compactes sphères de glace. Et il les envoya vers le Singam-Vellai restant, comme au base-ball, les frappant l'une après l'autre avec l'une de ses massues. L'ennemi fut touché au torse, puis reçut le second jet dans la mâchoire et s'écroula à son tour. Une bonne chose de faite.

Quelques membres de la troupe avaient été attirés par tout ce raffut. Sans même prêter attention à la douleur, Spade arracha la flèche de sa jambe et se tourna vers Arsiesys.

On dirait que la visite va être écourtée. Navré, mais il va nous falloir remettre de l'ordre dans tout cela. Je préfère m'en charger personnellement avec ma troupe... Merci pour votre aide. J'espère vous revoir le jour du spectacle, et je me rattraperai après celui-ci. Vous ne m'en voudrez pas si je ne vous raccompagne pas...

Sitôt cela dit, il lui adressa un signe de tête et alla rejoindre les autres membres de la Nation des Fous, leur expliquant la situation. A ce train-là, les choses allaient empirer, et une défense efficace et dissuasive leur serait indispensable...