Retour dans sa gueule [PV]

Tout annonçait une journée aussi sereine que les autres. Quels que soient les sombres présages que le peuple faisait mine de percevoir depuis le coup d'état de l'empire, que cela n'ait pas modifié leur train de vie quotidien d'un pouce n'avait échappé à personne. Le calme avant la tempête, pourra-t-on dire pour contenter même les plus superstitieux. Après ces bouleversements n'étant pourtant que prémices et préparatifs, prendre du repos et s'attendre au pire pouvait paraître le meilleur comportement à adopter. Au moins cela dispenserait-il de sombrer dans le désespoir si cela tournait plus mal encore, ou au contraire imprimerait en chacun un soulagement indescriptible quand tout reviendrait à la normale, par quelque biais que ce soit. Couler des jours tranquilles et récupérer pour être en état de gérer de nouvelles turbulences était le choix pris par l'archer de mana, lourdement touché aussi bien physiquement que moralement lors des faits. Ses efforts excessifs l'avaient exténué au-delà des limites du supportable, et l'affect lié à la perte d'un ami sous ses yeux cause toujours un choc psychologique d'importance, n'importe qui peut le saisir. Ce n'était cependant que ses affaires, et nul n'y fourrerait le nez tant que faire se peut. Jouant sur les apparences, le mage s'efforçait de demeurer fier et souriant malgré cette triste nouvelle. La vie était faite de pertes comme de gains, et l'affronter ne pouvait qu'être un renforcement pour faire face aux tragédies que réservaient ces changements lourds de sens.

Ce n'était pas des plus aisé que de maintenir ce subterfuge, mais au moins donnait-il le change, et c'était assez gratifiant pour sa prestation d'acteur. La vie continuait, envers et contre tout, passant au-dessus des drames qui se devaient de la jalonner parfois pour soutenir le côté miséricordieux des entités divines que l'on dit vivant dans les profondeurs de ce ciel qui trônait au-dessus de tous. Fait assez étrange si l'on prenait en compte que chaque ile sans exception lévitait au-dessus d'une abondante mer de nuages, mais ce n'était là qu'une broutille sur laquelle quiconque n'avait pas la possibilité de s'attarder. Pour ce que cela changeait... Une série de bandages pansaient certaines plaies se démenant pour se refermer depuis qu'elles ornaient sa chair, sans pouvoir connaître le succès de cette entreprise dans l'immédiat. Cela ne les empêchait toutefois pas de s'amoindrir, mais la fragilité demeurait de mise et toute brusquerie pourrait les rouvrir, que ce soit l'une ou toutes revenant au même par réaction en chaîne. L'inactivité n'était cependant pas faite pour son tempérament bon vivant, et cela ne l'empêcherait pas de s'acquitter de quelques missions confiées ne nécessitant pas forcément de prendre les armes. Non pas qu'il en soit pleinement incapable pour le moment, mais plutôt qu'il était préférable d'éviter de se jeter au milieu d'un pugilat acharné alors que lever le bras pour se saisir d'un objet placé en hauteur pouvait suffire à raviver ses cicatrices.

Cela dit, sa prudence s'évapora d'une traite à la vue de la seule et unique présence capable de déchaîner tout son ressentiment et de modeler en son for intérieur une personnalité sanguinaire supplantant la première. Ce que ce cauchemar ambulant faisait là ? Aucune idée. Ça n'avait pas la moindre espèce d'importance. Son corps au grand complet s'était mis à palpiter, gorgé d'une frénésie n'attendant que de voir ses scellés se lever pour déferler et relâcher tout son courroux sur ce messager de mauvaise augure. Ses propos étaient probablement factices et faits uniquement pour instiller le trouble dans ses entrailles, mais cela ne pourrait faire effet. Tout bonnement parce que la rage ne pouvait le gagner plus que ce n'était déjà fait. Sans qu'il ait eu à relâcher sa mana, ses prunelles virèrent au blanc laiteux sous l'influence de son ébullition interne, un vent mauvais soufflant sur ce qui allait se changer en champ de bataille. Être dos à la bâtisse qui abritait leur confrérie était une motivation supplémentaire pour vaincre à jamais cette créature maligne qui se dressait devant lui; dans son dos se situaient des amis aussi mal en point que sa propre personne. Sans doute n'avaient-ils pas plus le pouvoir de se défendre contre une agression, en l'état. C'était sa responsabilité que d'ériger un barrage face à l'ange déchu qui se présentait là, sorti de nulle part pour prétendre à d'houleuses retrouvailles. Ne tenant pas compte des propos tenus, ne pouvant s'en remettre à la parole d'un tel félon, c'est d'un ton sec que l'historien répliqua, s'efforçant de ne pas laisser voir par avance toute sa furie.

Tu m'en vois fortement surpris, j'aurais pu jurer que ce fumet de charogne n'était point de son fait mais du tien. Je dois avouer que te voir me remplit de joie à cette occasion; j'étais justement en quête d'une cible sur laquelle le montant de ma frustration pourrait se déverser de tout son flux torrentiel. Je te recommande vivement de t'y apprêter, car c'est bien une pluie fatale qui va te mener à ta perte. Maudit sois-tu et puisses-tu expier tes pêchés à jamais dans l'au-delà. Adieu, misérable !

Soulevant sa bure d'un large geste du bras qui servit aussi à finaliser la construction de son arme ensorcelée, l'archiviste la brandit droit vers son ennemi, son pouvoir magique étant fin prêt à être écoulé jusqu'à l'épuisement sur la sinistre silhouette de ce vautour. Tendant la corde aux frontières de sa rupture, le tireur délivra une salve fulgurante dans l'espoir de prendre l'initiative. Advienne que pourra...

Arsiesys était plus tendu que son arc aurait pu l'être s'il avait existé concrètement, happé à la commissure de la folie destructrice mais s'efforçant de se raccrocher aux branches de l'arbre de sa plénitude et de sa raison pour ne pas commettre l'irréparable en succombant à son instinct malsain pour exterminer ce parasite. Certes, le meurtre devait être commis et allait l'être pour épargner à Syren d'avoir à connaître encore les malveillances de ce malfaisant personnage. Mais s'il s'en chargeait alors que toute sa conscience s'évaporait sous le coup de son animosité, cela ne ferait que répandre davantage de dommages collatéraux tout en perdant tout sens de ses faits et gestes. Ce pourrait être extrêmement dangereux, et contrairement à son antagoniste, il avait à cœur de ne pas faire payer à autrui les pots cassés de la haine viscérale vouée au Zéphyr.

Contenir ses pulsions pour ne les convertir qu'en surplus d'énergie et ne pas y succomber était épineux; il avait l'impression de marcher sur des braises, que ses pas avançaient sur une barre de métal chauffée à blanc devant le mener à l'autre rive en passant au-dessus d'un lac de magma bouillonnant. Chaque nouveau mètre consumait sa chair, mais ne plus pouvoir se tenir sur ce maigre support entrainerait un plongeon fatal... Un véritable étau psychique le pressait comme un citron, une mauvaise conscience murmurant d'une voix mielleuse à son esprit de céder aux avances de la démence pour venir à bout du parjure. Sa concentration devrait être inébranlable, car la moindre faille serait distordue jusqu'à en faire un gouffre sans fond, un abime dans lequel il serait précipité sans préavis. Entravé par ce mal intérieur, l'archer n'en était que plus convaincu que faire durer et garder pour plus tard l'essentiel de ses pouvoirs était une meilleure idée que de noyer le décor sous un déluge de traits luisants. S'il y allait à fond dès maintenant, il y avait fort à parier que l'ange déchu saurait s'en défaire et en profiterait pour contre-attaquer alors qu'il serait à sec, accablé par les contraintes de son effort irréfléchi.

Kuran n'en menait pas plus large ; l'historien tenant ses positions et plus qu'apte à se mouvoir selon la situation, aucune ouverture ne le laisserait approcher sans risquer de prendre un mauvais coup, si ce n'est plusieurs. Sa solidité n'était plus à prouver, tout comme la fabuleuse offensive de l'archiviste était reconnue comme l'un des pires dangers que l'on puisse affronter. Deux opposés, aussi bien dans le style que dans les mœurs. Le meilleur bouclier et la meilleure épée. Qui l'emporterait ? C'était en vérité un duel millénaire qui se poursuivait dans cette danse macabre, dans ces illuminations striant les airs de leur scintillement océanique. Le choc des titans prenait forme, et la victoire ne saurait être arrachée qu'à un corps froid et sans vie gisant sur ce sol neigeux dans un miroir vermillon, flux de son propre sang écoulé... La tempérance avait fait partie des enseignements reçus lors de son initiation magique et devrait lui permettre de tenir bon jusqu'à déterminer qui des deux méritait de l'emporter par ses aptitudes et sa stratégie.

Faible d'esprit, dis-tu ? N'est-ce pas toi qui te revendique meurtrier, qui te livre au vice pour te donner l'impression d'exister et te constituer une identité ? Quand l'on s'arroge le droit de tuer, il faut être prêt à donner sa vie également, et tu vas en faire les frais, je le crains.

Une nouvelle vague s'écrasa sur différents fragments du décor, faisant choir une pluie blanchâtre sur la scène sous le coup de la secousse dont les arbres touchés avaient été victimes. Les alentours au complet rayonnaient de cet éclat d'azur donné à chaque nouveau projectile, l'amoncellement emplissant les lieux de sa lueur aveuglante. Ce n'étaient que de funestes bougies attendant que commence la veillée funèbre qui attendait l'un des belligérants avec impatience, la mort affutant sa faux dans l'ombre jusqu'à ce qu'une gorge ne s'égare trop près de sa sentence. La musique du requiem résonnait dans cette joute dantesque, et le premier qui commettrait un faux pas en dansant sur son air connaîtrait la chute et la perdition...

Kuran avait d'ores et déjà mordu la poussière une première fois aux pieds de l'historien. Le schéma allait être reproduit, en remplaçant le sable d'Arkady par la blanche neige saupoudrée sur le théâtre de cette revanche. S'il aurait pu plaider l'inégalité alors que le premier face à face se déroulait sur un galion au pilotage abandonné en pleine mer ardente, les deux vengeurs ayant alors décimé sans sourciller le capitaine censé l'épauler avant de s'en prendre à son faciès d'emplumé, ce n'était cette fois qu'au cours d'un combat tout à fait loyal qu'il était en train de se faire détruire à petit feu. Arsiesys n'aimait guère avoir à s'emparer de ses armes blanches pour l'emporter en combat, mais ce n'était ici que pure nécessité. La fin justifie les moyens, et tous ici étaient rendus valides pour en finir à jamais avec ce semeur de zizanie. Ainsi l'avait-il engagé au corps à corps sans coup férir, surmontant le venin de son malaise pour porter un coup d'estoc qui ne fut pas du goût du militaire. Si la distance requise par son arc le laissait en dehors des sensations de la bataille, l'en isolant partiellement, enfoncer ses lames dans le derme de son antagoniste l'imprégnait de l'empathie de sa douleur, du contact de la lame s'instillant en profondeur comme le ferait une fièvre maligne infestant sa carcasse. Si cette lancée devait être poursuivie, alors c'est le trépas de cet éternel opposant qui finirait par incendier sa poigne.

Crois-tu devoir l'avouer oralement pour être considéré comme tel, monstre ? Penses-tu que tant que tu ne le clames pas, tu es exempté d'expier tes pêchés ? Cette naïveté serait choquante d'un esprit aussi brillamment tordu que le tien, très cher. Me vois-tu me cacher alors que nous livrons bataille ? Au contraire ! Nous ne sommes ici que toi et moi, cette fois. Tu ne peux te plaindre d'avoir affaire à deux individus. Je suis seul, et me confronte à toi à l'aide de mon seul potentiel, en insufflant tout ce que j'ai pour mettre un point final à la décrépitude de ton âme. J'ai conscience de mes propres défauts, ainsi que des erreurs qui en découlent. Et au sein de ces dernières est placée celle de t'avoir laissé la vie sauve... Je m'apprête à la réparer.

La rougeur du sang ruisselait sur ses phalanges, se déversant non pas de l'embrasure de ses veines mais de celles de son adversaire, ne sachant trop s'il devait se féliciter ou s'admonester de n'avoir encore su porter le coup fatal. Cela pressait et devait être concrétisé incessamment sous peu pour satisfaire la sentence guettant le Zéphyr, en juste retour de flammes pour les monstruosités commises et orchestrées par ses soins. De ce qu'avaient pu en voir les différents ressortissants de la guilde lors de la bataille destinée à secourir le baron menacé, sa solitude était du passé, et le bougre se retrouvait à la tête d'une organisation enlisée dans les mêmes travers que sa personne. Un syndicat du crime à l'échelle d'un bataillon, soumis à ce machiavélique mégalomane qu'était le traître. Démanteler ce dangereux rassemblement avant qu'il ne se mette en branle était un impératif pour que la sécurité du monde en son entièreté ne soit point nivelée par le bas, voilà ce qui occupait également l'esprit de l'écrivain malgré l'échange des coups incessants, et le retentissement des lames se heurtant répercuté dans cette absence d'auditeurs. L'historien s'étonna lui-même d'avoir osé sortir ses lames, mais cet éparpillement ne fut que de courte durée; chaque relâchement était une nouvelle ouverture, et chaque ouverture pouvait être synonyme de décès. Ce qui était dans son cas un interdit suprême. Pas ici, pas maintenant. Le fil tissé de son avenir devait encore prospérer longuement avant de se rompre avec la soudaineté d'un cheveu rejoignant le sol dans la totale indifférence. Les réflexes affutés par ces nouveaux contacts autrement plus personnels qu'avec son arme de prédilection, ce fut sans peine qu'il se décala avant que l'instrument de l'être ailé ne poursuive sa course sur la trajectoire qui aurait du le toucher. Lutter sur son terrain favori était déjà dur; passer à un thème encore loin d'être pleinement exploré risquait de lui donner du fil à retordre, plus encore que précédemment. Tout mouvement erroné pourrait être sa perte...

Le tintement vibrant des lames se rencontrant était une musique oppressante mais endiablée palpitant à ses oreilles tel le bruit de son sang, de son cœur battant à tout rompre. À croire que l'adrénaline peut faire des miracles ; son manque de compétences au couteau ne l'empêchait pas de faire jeu égal avec son ennemi juré, chacun contrant les trajectoires empruntées par l'autre pour tenter de placer à son tour une estocade qui se faisait attendre. Le poids des coup, la prise serrée sur le manche de l'arme pour ne pas la perdre au moindre choc... Ce n'était encore qu'une nouveauté pour lui, et cela n'empêchait pas d'opposer une farouche résistance à la pointe de l'épée du Zéphyr. Le bruit de choc se répétant donnait lieu à un requiem, dédié par avance à celui qui aurait pour tombeau ces glaces éternelles. L'hémoglobine maculait les terres, les souillant de taches vermeils qui disparaitraient aussitôt que le ciel se mettrait à pleurer de blanches larmes. Si le premier coup n'avait fait que percer sa paume de part en part, arrêté à mi-chemin par cet obstacle de chair et d'os, la seconde frappe reçue n'était pas des plus bénignes et les pertes sanguines commençaient à lui faire voir sérieusement trouble.

Contrairement à son adversaire, il n'était pas combattant par vocation et aurait du mal à rester debout longuement si ce combat devait s'enliser en jeu égal. Son souffle en était fortement affecté et il devait s'astreindre à garder les dents serrées pour ne pas laisser paraitre cette faiblesse grandissante. Son second toucher avait été porté à l'épaule et semblait handicaper lourdement son opposant, mais ce n'était peut-être qu'une illusion faite pour le mettre en confiance et lui porter une frappe pernicieuse afin de l'emporter. Les tours les plus malsains étaient à prévoir de la part d'un être si maléfique, et être prêt à toute éventualité malgré l'effervescence de ce combat d'escrimeurs de haute volée. Sa force physique n'était pas du même calibre que celle du Zéphyr, même s'il tenait plutôt bien le choc, et son poignet tremblait légèrement sous la répétition des heurts. Comment tenir au mieux ce genre d'ustensile, les stratégies les plus efficaces pour qu'un coup porte, les meilleurs mouvements... Tout cela lui était inconnu, et il devait conjecturer pour imaginer chaque nouvel essai plus ou moins audacieux, butant contre la défense solide de l'ange noir. Chacun voyait son vis à vis comme un mur à briser de ses propres mains, même si ce devait être pierre par pierre. Qui des deux était muni du moins bon ciment pour lier ces fragments entre eux ? Seul le coup de grâce en déciderait, et le sens emprunté par sa fatalité.

En aucun cas, je n'aurais pu être ton associé. Je me dois de rester impartial. Ni bon, ni mauvais. Pour accomplir la mission dont je suis investi, je ne peux pencher d'un côté ou de l'autre. Ni lumière, ni ténèbres... Je choisis le juste milieu, le crépuscule ou l'aube, la transition. Tant que cela me permet de nourrir les archives dont j'ai la charge, je dois suivre le chemin le plus bénéfique. Ni plus, ni moins... Jamais quelqu'un d'aussi mauvais que toi ne pourra comprendre cette neutralité !

Cessant d'alimenter ses poumons en oxygène, il se rua droit devant, prêt à ce que le destin abatte sa lame sur le plus digne de la recevoir. L'on n'arrête pas la roue de la fortune, mais on peut en changer la vitesse de rotation...