Pour quelques bouquins de plus... [PV]

Le cheminement jusqu'à cette banlieue proche de la contrée où la guilde s'était domiciliée à son arrivée avait été long. Ce n'était pas tant le chemin qui était éprouvant que ses conditions, à commencer par les inconvénients que sont la morsure du froid et les rafales du vent cinglant son visage. Sans parler de l'effet de mouvement frénétique que le souffle imprégnait à ses mèches bleutées qui en venaient à l'aveugler. Répéter mille et une fois le même geste du poignet pour garder la vue dégagée avait de quoi taper sur le système du plus quiet des pacifistes, et Arsiesys, contenant son usure comme faire se peut, en était d'ores et déjà à songer à se les couper, se jurant de s'auto-flageller ultérieurement pour n'avoir jamais eu dans ses maigres bagages de quoi attacher cette chevelure disproportionnée et son singulier coloris. C'était bien parce qu'il s'agissait d'un mal nécessaire qu'il acceptait de se plier à la contrainte de ce voyage; des négociations se faisaient toujours plus aisément une fois en face de l'interlocuteur avec qui l'on est sensé faire affaire. La différence étant dans le présent cas que le vendeur n'était pas encore au courant de cette hypothétique transaction et que l'acheteur qu'était l'historien était déterminé à récupérer l'objet convoité, fut-ce en devant camper sur le pas de la porte de son propriétaire jusqu'à ce que celui-ci périsse et qu'il puisse piocher dans sa bibliothèque privée. Le jeu en valait la chandelle, si tant est que la force de persuasion de l'archer de mana n'avait pas pâli de son oisiveté et était toujours au beau fixe après toutes ses années.

Son dernier arrangement frauduleux pour une acquisition littéraire remontait à un bail, et il était plus que temps de relancer la machine en tentant d'extorquer l'œuvre à l'honnête gens l'ayant en sa possession. Il était rare que l'homme aux cheveux bleus vagabonde avec une telle somme dans les poches, mais la fin justifie les moyens et il était prêt à y mettre le prix si cela pouvait faire réviser ses positions au chef de cette petite localité où avait échoué l'un des inestimables ouvrages après lesquels il courait depuis qu'il avait pris goût aux lectures plus corsées et audacieuses, de celles qu'on réserve d'ordinaire aux grands sages et aux vénérables anciens. On ne pouvait lui en vouloir pour ses goûts en matière de livres, bien qu'il ne doute aucunement du fait que le détenteur de ce bien précieux aussi bien qu'alléchant pour son esprit aiguisé n'hésiterait pas à s'en référer à son âge pour dire qu'il serait incapable de faire bon usage de ce qu'abordait ce grimoire renommé. Pour la petite histoire, ses pages écornées traitaient des différents moyens de dériver la magie plutôt que de l'utiliser sous sa forme brute pour y trouver une certaine subtilité, que ce soit en lui donnant de nouveaux aspects ou en l'infiltrant dans quelque chose à quoi elle pourrait servir de carburant. Un sujet passionnant sur lequel l'héritier voulait se pencher avec le plus grand intérêt, si on finissait par lui donner accès à cette propriété mystique.

Arrivé à destination, il s'était précipité en trombe chez le titulaire de cet exemplaire unique, trépignant à l'idée de pouvoir au moins l'apercevoir, voir y toucher. Bibliophilie, quand tu nous tiens... La discussion avait été houleuse et agitée; le maître des lieux semblait user de ses derniers arguments et se tenir sur la défensive. Il n'en fallait pas plus pour qu'Arsiesys le laisse mijoter jusqu'au lendemain avant de faire sauter les derniers remparts le séparant de ce futur élément de sa propre collection. Guilleret, il prit donc congé du pseudo-maire et se dit alors que prévoir plus n'aurait su être inadapté, car les frais d'auberge ne seraient certainement pas donnés non plus, et qu'il se voyait mal dormir à la rue. L'arrangement à l'amiable était pour ainsi dire dans la poche, et pouvoir se détendre ne serait pas un mal après avoir bataillé ferme pour convaincre le bonhomme de remettre ce tome entre ses mains expertes. Le fait qu'il ne rechigne pas à payer rubis sur l'ongle cette générosité devait avoir joué son rôle dans ce dialogue de sourds, qui avait fini par être beaucoup plus ouvert une fois que le doux bruit de la monnaie avait résonné dans la modeste demeure. Guilleret, c'est en fredonnant un air connu quelconque que le Sidereus se mit en quête d'un toit pour la nuit, son « méfait » mené à bien. C'est alors que se retourner en pleine promenade devint une obligation...

Une tape sur l'épaule tout ce qu'il y a de plus banale peut parfois être synonyme de lourds ennuis, et le Sidereus sut qu'il allait en faire l'expérience dès qu'il fit volte-face pour apercevoir une carrure de gorille et une masse grossièrement taillée lui cachant les lueurs lactées de la lune. Le poids lourd de cet équipement sommaire s'abattit sur son crâne d'un geste rude maîtrisé à la perfection et le fit tomber dans les pommes, sans plus faire scandale. Content de son coup, le personnage massif ramassa la silhouette du mage avant qu'il ne s'effondre pour l'emporter sous le bras, comme s'il était question de son cabas de provisions. L'absence de monde à cette heure avancée jouait en sa faveur; nul n'avait pu discerner cette agression caractérisée en pleine nuit, et encore moins pouvaient deviner les projets que l'on avait pour l'archer après l'avoir embarqué par une invitation aussi civilisée que l'apparence de son expéditeur. En bref, en plus d'avoir l'air de venir tout droit de l'âge de pierre, il en avait aussi les us et coutumes. La preuve par ce coup virulent porté à un visiteur ne venant pourtant que pour faire une bonne affaire. N'aurait plus manqué qu'il le traine par les cheveux pour poser la cerise sur le gâteau de son incorrection outrageante. Plongé contre son gré et dans un environnement inapproprié au plus profond du sommeil réparateur qu'il recherchait, le membre du Divum Legi ne put que se laisser trainer jusqu'à cette même masure qu'il venait de quitter.

Autant dire que le transport ne fut pas long, contrairement à sa sieste qui s'éternisa. Il eut la mauvaise surprise de sentir une bosse imposante orner son crâne non-loin de sa base, ce qui eut pour effet de le tirer immédiatement de sa torpeur sans même un chouïa de douceur, ce qui le fit grimacer. Aucune évaluation ne pouvait être faite sur la durée de son sommeil, mais ce qui était sûr, c'est que sa position n'était pas confortable pour un sou. Plongé dans les ténèbres, il lui était impossible de comprendre dans quel contexte on l'avait jeté sans avis extérieur, de préférence nyctalope pour que toit soit au mieux. S'efforçant de remuer, il remarqua à la fois être appuyé contre un mur et porter des chaînes aux poignets, liant ses mains à une étroitesse massacrant sa maniabilité de long en large. S'y reprenant plutôt deux fois qu'une dans l'espoir vain qu'elles cèdent ou se détachent sous la pression sans trop y croire, l'historien plissa les yeux pour tenter de voir ne fut-ce qu'une vague esquisse de l'endroit où on l'avait enfermé après sa capture brutale. Se massant la partie endolorie, le mage se pinça les lèvres, à la fois pour masquer le mal qu'il se faisait pour mieux s'apaiser et de par l'étroitesse que fournissait contre son gré cette captivité. C'est alors que la pâleur d'une lumière artificielle envahit l'endroit – et manqua d'incendier son nerf optique. La tête penchée pour échapper à ce soudain changement de luminosité effroyablement nocif pour la vue, c'est à grande peine que l'archer de mana finit par la relever pour dévisager celui qui se tenait dans l'embrasure de la seule et unique porte menant à ce qui semblait être une pièce souterraine. Une cage d'une solidité qu'on pouvait annoncer inébranlable à sa seule vision l'entourait, s'étendant à toute la pièce. Toisant le colosse qui l'avait ramené dans cette geôle artisanale par la force, l'écrivain esquissa un sourire.

Cela ne me regarde certes pas, mais je me me dois de souligner qu'il est heureux que votre maître choisisse mieux sa collection littéraire que ses employés, sans quoi il serait immanquablement la risée de ses pairs.

Cette remarque fit tiquer le géant, visiblement peu commode en plus d'être facilement touché par toutes les moqueries, qu'importe qu'elles soient puériles, pour gagner en mauvaise humeur, sans parler des réactions impulsives caractérisant si bien ce type d'énergumène invivable. Toute la réponse que laissa d'abord entendre le concerné fut un grognement presque bestial avant de glisser la main jusqu'au mur, activant une série de mécanismes dans un crissement sonore du à l'ancienneté des machines. L'un des versants de sa cellule pour une seule personne s'ouvrit, mais de l'un des côtés étant collés au mur : correspondant à l'espace ainsi limité par l'écartement des barreaux de fer, cette zone de la cloison pivota sur elle-même pour obtenir un ersatz de passage secret. L'archer se disait bien que l'architecture curieuse de cette demeure ne devait pas être anodine... Dans un rugissement plus qu'inquiétant, une paire de Singam-Vellai traversèrent ce chemin tracé vers une nouvelle nourriture, la vacuité de leur regard traduisant une perte de raison. Lavage de cerveau ? Pour avoir déjà affronté ces animaux par le passé, il pouvait dire qu'ils avaient beau être hostiles envers ceux usant de la mana, ils n'en étaient pas moins nobles et maniérés, et que jamais ils ne pourraient servir les intérêts de ce genre de tas de muscles sans cervelle et collaborer avec lui. Quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire, et on lui avait confié le rôle d'inspecteur à la distribution sans qu'il ait eu son mot à dire. Élucider cette question qui le taraudait devenait une urgence... D'autant plus qu'il n'avait guère le choix pour s'en tirer. Eux ou lui. À moins d'une solution-miracle qui le rende passe-muraille dans les secondes suivantes, éviter toute violence devenait impossible. L'air plus grave, le métisse se remit sur pieds assez maladroitement, ses jambes étant encore engourdies. Quitte à faire face à un pareil entassement de griffes et de crocs, autant le faire debout plutôt qu'à genoux, d'autant plus qu'il ne comptait pas rester immobile et se faire ronger jusqu'à l'os sagement, ne leur en déplaise.

Puis-je néanmoins savoir ce qui pousse un majordome à outrepasser ses fonctions si abusivement ?

Le grand homme au crâne rasé eut un rire si guttural que c'en était stéréotypé, sardonique. Une vraie scène d'action comme on pouvait en voir dans la plupart des fictions à petit budget dans laquelle le méchant veut liquider le héros juste parce qu'il était au mauvais endroit, au mauvais moment... Ou a défaut, pour pouvoir répéter son interprétation machiavélique en vue de réutilisations futures.

T'aurais pas du t'approcher de ce livre, petit... Avec tous les efforts que je fais pour foutre du poison dans le thé de ce vieux con tous les soirs au lieu de l'étrangler de mes propres mains, tu comprends que ça me crispe légèrement qu'un acheteur se pointe la bouche en cœur et me ruine ce pourquoi je bosse depuis des mois pour ce vieux gâteux. Tu vas te faire bouffer, et j'empocherai la thune quand j'aurai fait main basse sur le livre. Allez... Bon appétit les sac à puces !

Les deux animaux se redressèrent de toute leur hauteur, humant l'air pour peaufiner ce qu'ils connaissaient du terrain avant de se lancer dans la bataille. Cette fois, le moins qu'on pouvait dire, c'est bien que le fils du désert était dans la cage au lieu et allait en pâtir. Plus que d'avoir à jouer les dompteurs pour domestiquer ces singuliers familiers, atteindre les commandes qui lui permettraient de s'en sortir ne pouvait se faire que par son kidnappeur, volontairement ou non de sa part. Aussi devait-il agir dans les plus brefs délais pour arriver à un cas de figure salvateur. C'est alors que tout s'enchaina très rapidement. Levant les bras vers l'avant, il alla de lui-même vers les gigantesques félins, et l'on entendit à nouveau le vénal serviteur s'esclaffer en le voyant se jeter de lui-même vers ses futurs assassins. Levant brusquement les mains, il arma son arc nouvellement créé. Visiblement, si cette brute immorale avait su penser à l'enfermer, le fouiller avait été écarté de son esprit puisque tous ses effets personnels étaient encore dans sa tenue... À commencer par ses armes. Et même démuni, avec la cachette dans laquelle étaient fourrées ses dagues, les en sortir sans savoir était virtuellement inconcevable. S'arrêtant net après quelques pas, il se mit à tirer en rafale sur la plus proches des créatures léonines, blessant son torse à trois reprises afin de la mettre hors-course sans la tuer. Le second, en revanche, avait la peau plus dure puisque les projectiles ne surent percer assez que pour l'électrocuter de leur force magique. Voilà qui était problématique. Suivant la marche de la bête le voulant au repas pour ne pas tomber entre ses griffes, la tenant en respect, il fit par l'avoir précisément devant le responsable de cet état mental délabré qui caractérisait ces pauvres créatures soumises par une destruction mentale à cet abject personnage. Pour se donner du cœur à l'ouvrage, il se lacéra lui-même le torse d'un coup de patte dans un rugissement à faire froid dans le dos. Déjà surpris, il ne le fut que plus quand c'est une boule de feu qui fusa droit vers lui. Son premier réflexe fut de s'emmitoufler dans son habit pour étouffer les braises avant de contre-attaquer en tirant à deux reprises sans grand succès, se heurtant à une barrière magique instaurée tout à coup entre eux. Et lui qui croyait que ces êtres détestaient la magie à s'en rendre malades... Chacun ses petits secrets, mais il y a des limites à tout.

Reculant pour une meilleure liberté d'action, pour ne pas dire optimale, Arsiesys se résolut à dissoudre Artemis. Sans laisser le temps d'un faux espoir d'abandon à son geôlier, il plongea les mains vers son ceinturon et tira de chaque flan la lame cristalline d'un poignard, avant de foncer droit devant vers son ennemi. Un faisceau de mana pur frôla son épaule et le fit tuer une exclamation plaintive au plus profond de sa gorge. S'entama alors un long combat rapproché une fois qu'il eut engagé le Singam-Vellai au corps à corps, jusqu'à ce que les griffes de ce monstre ayant perdu la tête finissent par céder sous le fil aiguisé de l'artefact réduit à l'état de couteaux d'excellente facture. D'une frappe montante, Arsiesys décrivit un arc de cercle pour planter l'un de ses Ajite en plein milieu du plexus solaire de son ennemi, frôlant sa tête de sa main libérée pour tout pardon. Alors que le responsable de ce combat inutile semblait chercher un nouvel angle de vue pour comprendre ce qui venait de se passer, dubitatif, l'autre arme de l'historien lui arriva dans le front. Assez fort pour que l'enlever soit une besogne harassante, pas assez pour tuer sur le coup – même si la douleur allait devenir si vertigineuse qu'il l'aurait sans doute préféré. Se réappropriant son matériel de tir, il décocha une flèche unique vers ce point, qui fit effet de paratonnerre. Le corps victime de cette attraction s'illumina tout entier, plus luisant qu'un sapin entièrement recouvert de guirlandes iridescentes pour célébrer dignement les festivités. Un second jet ricocha cette fois sur la base installée par ses soins pour aller s'en prendre au panneau de commandes régissant les ouvertures et fermetures. Bingo ! Une partie des barreaux, la bonne cette fois, se souleva pour le laisser sortir. Après un dernier regard attristé vers ses victimes, en vie malgré leurs blessures, il ne put qu'espérer qu'elles reviennent à la raison... Mais pour l'heure, il fallait avant tout penser à suggérer au locataire de ce logis d'être plus regardant en choisissant ses laquais. L'incompétence était monnaie courante, de nos jours...

Arsiesys reprit le massage de son crâne une fois les mains libérées de la forme bleuâtre qu'elles se devaient de tenir. Ce gorille n'y avait pas été de main morte en l'envoyant à la sieste. Au moins n'aurait-il plus à loisir de causer plaies et bosses à quiconque... Dans un élan de sympathie pour les bêtes qu'il avait du combattre, il s'empara du corps et le jeta sans ménagement dans la cage après l'avoir durement tiré sur quelques mètres, refermant la porte de cette cellule avant que les fauves ne reviennent à eux. Leur gamelle n'aurait jamais été aussi bien remplie ! Néanmoins, il se surprit à espérer pour les créatures en question que leur met préféré ne soit pas la cervelle, sans quoi ils peineraient à être repus avec la pitance qui leur était donnée. Sans plus s'attarder dans ce sous-sol, l'historien emprunta les escaliers en colimaçon qui le ramenèrent au rez-de-chaussée, sortant de nulle part pour réapparaitre devant le maître des lieux à la grande stupeur de ce dernier, qui ne l'avait pas entendu entrer. Forcément. Après une lutte acharnée de quelques longues minutes, le métisse sortait de la propriété avec son acquisition sous le bras, et toutes les félicitations du vendeur qui avait finalement cédé à sa proposition. La voix chevrotante du vieil homme l'interpella une dernière fois.

La journée n'était pas forcément si mauvaise, en fin de compte. Un soleil radieux ensoleillait cette journée en plein commencement et se reflétait sur la blancheur des neiges, lui donnant un éclat aveuglant. Satisfait d'avoir l'épaisseur de sa tignasse en riposte à cette luminosité douloureuse, il se mit en marche vers la grand place de ce petit village, qui tenait plus du site touristique que du véritable lieu de villégiature de prime abord. Son estomac se mit à crier famine sournoisement, plus creux que jamais. Son contenu n'avait pas été renouvelé depuis le matin de la veille, et il était grand temps de pallier à cette incompétence nutritive. Le grimoire emballé dans une épaisse couche de tissu pour ne pas attirer les convoitises, il s'engouffra dans la première auberge venue dans l'espoir d'y trouver le gite et le couvert pour s'y remettre de ses émotions. Se plaçant dans l'embrasure de la porte qu'il venait de pousser, le mage se mit à scruter la pièce et ses occupants afin de décider si oui ou non, il comptait y séjourner. Après avoir passé la nuit dans une cave gorgée d'humidité dans l'inconfort le plus total, il était normal d'exiger un minimum de standing pour se remettre du choc.

Et le Sidereus content de son achat de se figer sur le pas de la porte en constatant que deux Singam-Vellai étaient en train de mettre à sac la taverne sous le regard effrayé des clients, lesquels s'étaient dissimulés partout où cela était possible. Les plus costauds, les montagnes de muscles et autres athlètes bodybuildés ne faisaient pas exception à la règle. Alors que tous tremblaient sous le couvert des meubles qui leur servaient de bouclier, les deux hybrides s'en donnaient à cœur-joie, pillant ouvertement cave à alcool et garde-manger puisque nul n'osait leur faire quoi que ce soit pour empêcher ce larcin. Comptant bien dépenser jusqu'à la dernière des pièces trainant au fond de ses poches pour se remplir la panse, il va de soi qu'Arsiesys n'était pas très enclin à leur consentir ce buffet gratuit dont ils avaient décidé sans consulter le patron au préalable, d'après la mine horrifiée de celui-ci, tremblant sous une table tout en regardant son fond de commerce s'évaporer. Ces cracheurs de boules de poil ne manquaient pas de culot, et devaient en avoir sous le pied pour se servir ouvertement comme cela. D'autre part, l'alcool devait altérer leurs sens et être repus les alourdir.

Des proies faciles, en somme, d'autant plus que l'un d'entre eux était bien trop occupé à s'attaquer à un chapelet de saucisses sèches à coups de dents avant de pouvoir se défendre. Deux tirs le jetèrent au-dessus du comptoir, l'envoyant bouler sur son congénère d'une paire de tirs sifflant dans l'atmosphère pesante de cette exploration tendue. Recevant son semblable sur les bras, l'autre ne sembla pas plus heureux. La moue déformée par la colère, à la fois que son compagnon de table ait été terrassé par un gêneur et de devoir s'interrompre dans sa dégustation de quelques maigres bouteilles laissées sous le comptoir, le détrousseur de commerce se mit à feuler dans un grondement à faire trembler les murs. Le tenant en joue, l'archer se décala de côté précautionneusement sans le quitter des yeux, attentif à chaque mouvement pouvant provenir de cette boule de poils neigeuse meurtrière – et sous l'influence de l'alcool. Ce n'était plus à cela près... Exhibant ses griffes aiguisées en annonce du sort qu'il escomptait faire connaître à celui qui avait compromis la débauche de son festin, il découvrit également les crocs, attendant une ouverture pour bondir et ne faire qu'une bouchée de ce freluquet à la chevelure saphirine.

Celui-ci ne pouvait que bander l'arc, patientant également à la venue de son heure pour exterminer ces resquilleurs ayant cru pouvoir proclamer la gratuité des produits locaux. Un duel comme on en fait plus de nos jours, de ceux auxquels se livraient les ancêtres au bon vieux temps. Deux êtres, deux armes, une trajectoire dégagée entre les deux et une pression si bouillante qu'elle en frise le volcanique, chacun fixant le blanc des yeux de son vis-à-vis... Une scène épique surgie des profondeurs du passé. Dans un éclair de génie, le mage donna un grand coup de pied dans le tonneau sur lequel il avait pris appui du talon, s'en servant initialement comme bouclier. Cependant, un tout autre usage, plus ingénieux, pouvait être de mise. Et il n'avait pas à hésiter pour s'en servir. Le contenant roula jusqu'au comptoir, balloté par les irrégularités du plancher. Butant contre le meuble, il fit résonner dans le silence de mort de la pièce un bruit liquide, celui des litres d'alcool à s'en faire un coma éthylique qui n'attendaient que d'être avalés à grande goulées. Arsiesys ignorait pourquoi, mais ceux-là en particulier semblaient être particulièrement friand de ce genre de denrée, et s'en servir comme appât pour mettre un terme à cette intrusion manu militari parut une bonne idée. Cela ne manqua pas : le fauve se jeta sur ce qu'il voyait comme son bien de la détente qu'il réservait à l'archer.

Il n'en fallut pas plus pour qu'il choie nettement après avoir pris en pleine truffe le produit de sa gourmandise, une défaite cuisante. Ce n'est qu'alors que l'historien repéra l'arc tenu par ce bipède... Et le fait que l'un de ses traits s'était planté dans sa bure, elle-même rattachée à la cloison par un tir manqué. Rien vu, rien entendu. Laissant la tension retomber comme de droit sous les acclamations des spectateurs de ce règlement de comptes caricatural, il récupéra le tissu percé après en avoir arraché le projectile artisanal ennemi. Quand...? Manqué, en tout cas. Et il avait bien mérité un bon verre, lui aussi, après ce service rendu à la communauté...